Catégorie : Emmanuel Le Roy Ladurie

Pour entendre des historiens

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Dans cette collection d’entretiens, des historiens, français et étrangers, ont explicité les grandes étapes de l’élaboration de leur œuvre, mis au jour les origines de leur vocation et les racines de leur engagement dans leur époque. Il s’agit comme l’explique Pierre Nora dans ses Essais d’ego-histoire, d’ « éclairer sa propre histoire, comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres. D’expliciter, en historien, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait.« 

 

Les historiens et l’informatique : une vieille histoire…

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Emmanuel Le Roy Ladurie inaugurant les premiers ordinateurs dans l’ancienne salle des catalogues de la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, en février 1988. La photo provient de l’article de Stefan Lemny

Stefan Lemny m’a signalé cet article sur le blog L’Histoire à la BnF, résumant sa conférence sur Emmanuel Le Roy Ladurie et son approche scientifique et informatique de la recherche en histoire. C’est par exemple à son action en tant qu’administrateur général que l’on doit l’informatisation du catalogue de la Bibliothèque nationale qui existait sous forme de fiches et de volumes imprimés jusqu’en 1988, même si l’opération avait été par son prédécesseur.
À la fin de l’article on peut trouver le lien vers un documentaire très intéressant se proposant de suivre la démarche intellectuelle d’Emmanuel Le Roy Ladurie à propos de sa thèse  sur les paysans du Languedoc. Le film suit l’historien dans son défrichage des sources et dans les méthodes de l’histoire quantitative chère à école des Annales.
A propos de l’utilisation de l’informatique dans la recherche historique, on pourra aussi lire ici les actes d’un colloque de 1975, intitulé « Informatique et histoire médiévale ». Puis là un article de Lucie Fossier sur le même sujet en 1989.
Enfin, la revue Le médiéviste et l’ordinateur, créée en 1979 par l’IRHT, a publié deux numéros par an, au printemps et à l’automne, jusqu’en 2006. Les premiers numéros disponibles uniquement en papier ont été réédités en deux volumes (n° 1-10, 1979-1983, et n° 11-20, 1984-1988). Tous les numéros depuis 1989 (n° 20) sont archivés sur le site web de l’IRHT. En 2004, à partir du numéro 43, la revue devint uniquement électronique. La revue réunissait des médiévistes intéressés par l’informatique et les nouvelles techniques et rendait compte de leur réflexion sur leur application à l’histoire médiévale.

 

Mes historiens et géographes

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Les premiers historiens et géographes que j’ai lu sont ceux dont les livres ornaient la bibliothèque de ma grand-mère : Ernest Lavisse et Paul Vidal de La Blache (son Tableau de la géographie de la France qui sert d’introduction à l’Histoire de France de Lavisse) ainsi que Jules Michelet.

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J’ai également dévoré les volumes de La vie privée des hommes publiés sous la direction du préhistorien Louis – René Nougier et de l’historien Pierre Miquel.

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Les années collège et lycée n’ont pas été très riches en lecture historique, mais plutôt bercées par deux « historiens » de la radio ou de la télévision : Alain Decaux (« Alain Decaux raconte » sur Antenne 2) et Eve Ruggiéri (« Eve raconte »)

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Mes années d’Hypokhâgne et Khâgne puis d’université m’ont permis de découvrir l’Ecole des Annales et les historiens qui s’y rattachaient : Lucien Febvre, Marc Bloch, Fernand Braudel, Robert Mandrou, Emmanuel Le Roy Ladurie,  Georges Duby, Jacques Le Goff, ou Pierre Chaunu.

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Du côté de la méthode, je dois sans doute beaucoup à Robert Dubreuil, l’un de mes professeur de classe préparatoire, dont l’ouvrage méthodologique me sert encore parfois.

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Et du côté de la géographie me direz-vous ? Il n’y a pas vraiment d’auteurs qui ont retenu mon attention, mais plutôt des professeurs comme Gérard Granier, lors de mon passage en Hypokhâgne et Khâgne,  qui m’a appris à lire les paysages et les cartes topographiques. Il y a aussi Denis Retaillé et Yves Guermond, deux professeurs de la faculté de géographie de Rouen qui m’ont enseigné des géographies très différentes.

Le rôle de la France en Méditerranée

Voici les réflexions de l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie à propos de ce qui se passe au sud de la Méditerranée et du rôle que la France peut y jouer :

« Je partirais dans cette réflexion sur la Méditerranée dont les enjeux politiques… hexagonaux redeviennent évidents ces temps-ci, je partirais brièvement, point de vue d’historien, de l’époque qu’avait talentueusement évoquée mon maître Fernand Braudel dans sa Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. La prépondérance sudiste, plus exactement méditerranéenne, conservait alors de beaux restes (européens) au XVIe siècle qu’avait illustrés à Madrid et à Barcelone la dynastie des Habsbourg, progressivement éloignée de ses bases autrichiennes ou flamandes originelles.

Un peu plus à l’est, il suffit d’évoquer à propos de cette durable dominance latine la grande peinture italienne de la Renaissance cependant que la France, encore à la traîne, n’abandonnera l’architecture gothique, désormais démodée, au profit des modèles romains, sinon grecs, que tardivement, à partir de 1530-1540. Les grandes découvertes océaniques des XVe-XVIe siècles vers l’Inde, l’Amérique, le Pacifique sont le fait de navigateurs italiens et ibériques.

Malgré ce, la rétroversion du Vieux Continent vers le Nord au détriment des grands espaces maritimes du Sud est une donnée qui s’impose progressivement dans le très long terme : je pense à l’installation déjà très ancienne à Paris d’une puissante monarchie capétienne ; elle « avale » peu à peu le Midi, Languedoc au temps de la croisade anti-albigeoise, Provence à la fin du Moyen Age, Sud-Ouest au lendemain des guerres de Cent Ans. Et puis la Corse en 1768. Dans la foulée et dans la longue durée, nos monarchies puis la République s’installeront en Algérie, en Tunisie, au Maroc entre 1830 et 1925. Conquêtes éphémères, quoique linguistiquement assez tenaces.

Le Nord, toujours : en Italie, Cavour, politicien piémontais ultra-septentrional par rapport à la Botte, détruit sans scrupule lors de notre Second Empire toutes les principautés et petites monarchies péninsulaires au profit de la vorace dynastie savoyarde ; elle s’installe sans complexe à Rome et contrôle tant bien que mal un espace considérable qui s’étend du val d’Aoste à Lampéduse et Pantelleria. L’Allemagne de Guillaume II, avant 1914, tente de mettre un pied au Maroc et un autre au Proche-Orient, forte de l’alliance ottomane. L’Angleterre tient la route des Indes par Gibraltar, Malte et le canal de Suez ; celui-ci, oeuvre d’un Français éminent, Ferdinand de Lesseps. Ce personnage, sans le scandale de Panama où il fut impliqué, occuperait dans la mémoire nationale une place quasi équivalente à celle de Victor Hugo.

De cette avancée des pouvoirs nordistes vers le sud, on tient encore d’autres exemples : n’évoquons que pour mémoire l’arrivée des Vikings ou plutôt des Normands dans l’espace italien méridional y compris insulaire. Quant à l’Espagne moderne, chrétienne et post-chrétienne, elle doit son existence à la Reconquista, effectuée à partir de la bordure d’outre-Pyrénées exceptionnellement non islamisée, liseré étroit qui s’étendait de Saint-Jacques-de-Compostelle à la Catalogne.

L’apôtre Jacques pointait ainsi un doigt conquérant vers Valence et l’Andalousie. Couronnant l’édifice, les Pays-Bas dès le XVIIe siècle supplantent l’Italie du Nord comme avant-garde agricole, capitaliste, conquérante, transocéanique. Mais le vaincu parfois conquiert pacifiquement son fier vainqueur : la France s’est emparée de « son » Sud mais les pays d’Oc, même francisés, constituent maintenant un pôle d’attraction économiquement très actif pour les retraités, pour les amateurs de résidences secondaires, les touristes blonds et germaniques, y compris déshabillés au cap d’Agde et les médecins pour soigner tout ce monde. Puissant gisement d’emplois…

Les Algériens colonisés jadis par Charles X et Louis-Philippe viennent peupler nos banlieues, la tête haute. Les milliardaires arabes et autres dédaignent la Galice et s’installent en Andalousie triomphalement. Nos anciennes possessions donnent le « la », les baigneurs scandinaves sont à Djerba et BHL règne à Marrakech.

D’une façon générale, y compris hors Méditerranée, l’attraction sudiste et solaire fait prime. Londres, avec son ciel purifié du smog, a repris l’ascendant sur les vieilles zones centrales et septentrionales de la révolution industrielle anglaise ; le Wurtemberg et la Bavière, jadis pauvres, sont devenus les régions les plus heureuses de l’Allemagne, distançant le Brandebourg. La vieille Europe, si ensoleillée soit-elle en la circonstance, est pourtant bluffée par l’émergence de la révolution arabe au sud et à l’est de la mer intérieure.

On en était encore à l’islamisme conquérant comme dans La Belle Hélène, d’Offenbach. Tous ces barbus qui s’avancent… bus qui s’avancent… bus qui s’avancent… Et puis la scène pivote, sur le mode dramaturgique. Les jeunes manifestants, du Maroc à la Syrie (sans oublier Aden et certains émirats), se proclament démocrates et le sont en effet pour nombre d’entre eux.

Dans ce qui fut autrefois la régence tunisienne, Ben Ali dorénavant met les pouces. Dans une Egypte qui comptait il n’y a pas si longtemps 40 millions d’habitants devenus aujourd’hui 84 millions, les étudiants et bien d’autres ont fait céder Moubarak, l’attitude de l’armée ayant été exemplaire en l’occurrence. Ces deux pays qu’avaient illustrés il y a bien longtemps Carthage et les pharaons écrivent derechef une nouvelle page, pour le moment brillante, de leur histoire multimillénaire.

Ce que d’aucuns avaient prévu se réalise, les masses estudiantines énormément accrues depuis des dizaines d’années changent les règles du jeu. Mais ailleurs l’armement moderne des forces de répression fait la loi pour le moment. Jusqu’à quand ? Kadhafi est l’auteur de cette incroyable innovation qu’est l’usage de l’aviation militaire contre les manifestants des boulevards et des avenues.

La dynastie Assad se couvre de honte, une fois de plus, contre des Syriens désarmés. Qu’en adviendra-t-il ? La politique méditerranéenne de la France y changera-t-elle quelque chose ? Je laisse à de plus savants que moi comme aux spécialistes du monde arabe le soin de répondre à cette question. »

Et voici les propos de Frédéric Charillon, directeur de l’institut de recherches stratégiques de l’école militaire :

« Au-delà des révolutions arabes en cours, nous assistons à l’accélération d’un bouleversement stratégique plus ample, qui touche ce qu’il était convenu d’appeler le « troisième cercle » de priorité de l’action extérieure de la France. Après le cercle régional, c’est-à-dire européen, qui constitue notre environnement politique immédiat, et le cercle transatlantique, qui fixe le cadre de notre alliance à l’échelle globale, vient en effet le cercle parfois résumé rapidement comme celui de la « francophonie », mais qui s’étend en réalité au double espace méditerranéen et africain.

Dans les dernières décennies, la situation démographique, socio-économique et culturelle de ces deux espaces a considérablement évolué, pour venir finalement surprendre les pouvoir politiques les plus anciennement installés. Les implications en sont nombreuses pour la France. Elles nécessitent d’entamer une réflexion sur trois concepts stratégiques à redécouvrir : ceux d’interlocuteur, de proximité et d’intérêt partagé. Elles imposent ensuite d’innover sur deux plans : imaginer la relation « post-post-coloniale » et sortir des schémas classiques de la relation « patron-client ». Ces chantiers-clés de la scène mondiale sont largement inexplorés. La France n’est pas dépourvue d’atouts pour y être pionnière, pour peu qu’elle souhaite les appréhender.

Il est ressorti des événements tunisiens et égyptiens de janvier et février que, pour placer le curseur avec justesse entre indifférence et ingérence dans sa relation à l’autre, mieux valait ne pas s’enfermer dans une relation exclusive avec le pouvoir exécutif. « L’interlocuteur » d’une politique extérieure ne doit donc pas être un système de pouvoir, mais l’ensemble des forces qui composent la vie politique nationale : ce n’est pas à un régime autoritaire de faire reconnaître son monopole de l’expression politique, mais à la politique étrangère d’une démocratie de faire reconnaître le pluralisme comme principe d’une relation.

Une telle posture, outre sa vertu éthique, a l’avantage d’éviter la dépendance à l’interlocuteur unique, lourde de conséquences lorsque ce dernier disparaît ou est rejeté de sa propre population, quand bien même il fut un partenaire fiable.

Vient alors le concept de proximité : la France entretient bien une relation privilégiée avec des pays africains et méditerranéens. Mais celle-ci, héritée de l’Histoire, est bâtie sur une interaction qui est d’abord sociale avant d’être politique. La proximité entre la France et la Tunisie, la Côte d’Ivoire ou le Liban repose sur des présences de populations, sur des ciments culturels (comme la francophonie), sur des interactions micro-économiques. Non sur l’intimité politique avec un décideur.

Le président Ben Ali n’était pas la Tunisie à lui seul, moins encore le premier ministre Saad Hariri (ni ses prédécesseurs) le Liban. Et le cas ivoirien, à cet égard, nous offre une bien absurde démonstration depuis l’élection de novembre 2010. Là où les intérêts des décideurs se révèlent plus étroits ou plus éphémères, ce sont bien les acteurs sociaux, par leurs demandes mutuelles, qui produisent entre deux pays des intérêts partagés durables : la paix et la stabilité, la réduction des inégalités, la modernisation, l’ouverture économique, sociale et culturelle… Le diplomate et le soldat y contribuent (comme au Liban et en Côte d’Ivoire, au sein de la Finul et de l’opération « Licorne »). Mais rien ne se fait plus sans les sociétés.

Prendre acte de cette donne suppose, en matière de politique extérieure, de tourner la page de la relation post-coloniale, qui eut son moment politique, mais vient de s’achever sous nos yeux. Il était sans doute incontournable, après les indépendances africaines, dans les grandes heures du non-alignement ou à l’apogée du nationalisme arabe, de refonder une relation si complexe sur la reconnaissance sans condition de la légitimité des nouveaux régimes. Il était également tentant, pour les Européens, de prolonger cette posture en voyant dans ces régimes – qui perduraient… – des alliés, des garants ou des remparts pour les intérêts stratégiques du moment (de la guerre froide à la lutte anti-terroriste).

Plusieurs populations arabes sont venues nous montrer, en ce début d’année, que cette vision devait évoluer, ou qu’elle ne devait pas primer sur toute autre considération. Une nouvelle page est donc à écrire. Elle s’avérera sans doute plus facile à élaborer avec les régimes les moins familiers (comme la Libye) qu’avec ceux que l’on connaissait mieux (comme la Tunisie, mais aussi l’Egypte). Nous entrons là, en quelque sorte, dans l’ère du « post-post-colonial ».

Avec cette sortie des schémas connus, d’autres approches classiques disparaissent. Ainsi l’idée qu’il existe, dans la relation entre un pays du Nord et un pays du Sud, un Etat systématiquement patron et un autre systématiquement client, est désormais caduque. Chacun des acteurs a ses intérêts propres et se trouve en réalité, selon les dossiers, en position de fournisseur ou de demandeur.

En Afrique comme en Méditerranée, la France peut apporter beaucoup dans certains secteurs à ceux qui doivent être considérés désormais comme ses partenaires : une voix plus forte pour eux dans les instances internationales, un accès au système éducatif européen qu’il faut impérativement réformer, une meilleure prise en compte de leurs revendications politiques et économiques… Mais elle devra aussi solliciter leur soutien dans d’autres domaines, qui ne se situent pas tous dans la sphère de la sécurité : la contribution de ces pays aux enjeux environnementaux, culturels, énergétiques, entre autres, est fondamentale. Ces intérêts croisés pourront être discutés cartes sur table, pour renforcer la proximité évoquée ci-avant, et évacuer par la même occasion les ambiguïtés d’une histoire tourmentée.

Face à cette nouvelle ère qui s’ouvre, davantage de doutes nous attendent que de voies toutes tracées. Cela nécessitera la formulation de priorités claires, la définition des moyens à y consacrer et, surtout, une forte capacité d’innover et de renouveler les approches internationales. C’est là, très probablement, que la France est attendue. »

Ces propos sont rappportés dans l’édition du journal Le Monde du 9/04/2011 que vous pourrez trouver au CDI dès demain.

 

La Très Grande Bibliothèque

Je profite d’un article du site du Monde.fr pour retracer ici l’historique de la Très Grande Bibliothèque voulue par François Mitterrand.

Le 14 juillet 1988, au détour du traditionnel entretien qu’il donne le jour de la Fête nationale, François Mitterrand, qui vient d’être réélu, annonce la création d’une « bibliothèque d’un genre entièrement nouveau ». C’est Jacques Attali, son conseiller, qui lui a soufflé l’idée. Pour ce dernier le futur établissement devait cependant être une tête de réseau informatisé. Le projet n’impliquait pas forcément la construction d’un grand bâtiment.

En 1988, il existe en effet une urgence à résoudre. La vénérable Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu est au bord de l’asphyxie. Son administrateur général, André Miquel, a jeté l’éponge en octobre 1987. Il a été remplacé par l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, qui propose deux solutions pour désengorger son établissement : création d’une annexe ou déménagement total.

Au cours de l’été 1988, Patrice Cahart, président du conseil d’administration de la BN, et Michel Melot, directeur de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, planchent sur la définition de la nouvelle bibliothèque. Réalisme ou myopie, l’idée du réseau s’efface peu à peu au profit du béton. Car une bibliothèque virtuelle, avec des collections entièrement numérisées consultables sur écran, semble une utopie lointaine et coûteuse.

Un concours d’architecture est lancé en avril 1989. En août, le choix du jury – Emmanuel Le Roy Ladurie en est écarté – se porte sur un jeune architecte, Dominique Perrault. Il propose quatre grandes tours de verre, conçues pour recevoir 4 millions de volumes, en forme de « livres ouverts » autour d’un vaste jardin, en contrebas.

Comme on imagine mal le président de la République inaugurer des rayonnages vides, on décide de faire venir de la rue de Richelieu une partie des stocks. A partir de quelle date va-t-on expédier les livres à Tolbiac : 1900, 1914, 1945, 1960, 1989 ? 1945 est retenue.

Cette décision déclenche une tempête inattendue chez les chercheurs. Ainsi l’historien et journaliste Jacques Julliard publie-t-il dans Le Nouvel Observateur, une « Lettre ouverte » à François Mitterrand pour dénoncer la « catastrophique » césure. Il sera relayé par un autre historien, Pierre Nora, dans la revue Le Débat. Le paroxysme a lieu le 11 septembre 1989, lors d’un colloque organisé dans une petite salle de l’Opéra Bastille. L’historienne Elisabeth Badinter lance une formule qui va rester dans les esprits : « Je veux tous les livres à ma place, en un temps record. »

Emile Biasini trouve la solution : on déménagera l’ensemble des imprimés à Tolbiac, soit 12 millions de volumes. Et il y aura deux bibliothèques : l’une pour les chercheurs, en bas, l’autre pour le grand public, en haut. L’architecte revoit donc ses plans.

Après la querelle du contenu, celle du contenant va naître. En mai 1990, Patrice Higonnet, un universitaire américain, évoque dans le Times Litterary Supplement la menace des livres enfermés dans les tours, lentement carbonisés par la lumière trop vive du soleil. Il est relayé par Marc Fumaroli dans Le Figaro. Dominique Perrault corrige sa copie : les deux tiers des livres iront à l’ombre dans le socle du bâtiment, le reste sera abrité par des volets de bois – au détriment de la transparence de l’édifice.

En août 1991, l’Institut entre en scène. Georges Le Rieder, ancien administrateur de la BNF, appuyé par plusieurs Prix Nobel, réclame « un moratoire » pour la future bibliothèque, dont l’architecture est « inadaptée » à sa fonction comme à son environnement. Une commission est donc créée, sous la direction d’André Miquel, qui est devenu président du Conseil supérieur des bibliothèques. Ses conclusions sont remises en janvier 1992. Elles conduiront à diminuer de 7 mètres la hauteur des tours. L’architecte retourne une fois encore à sa table à dessin.

La cohabitation de mars 1993 entraîne une enquête sur le bien-fondé de la Très Grande Bibliothèque. Atteint par l’âge de la retraite, Emmanuel Le Roy Ladurie est remplacé par un autre historien, Jean Favier, venu des Archives nationales.

Ce premier patron de la Bibliothèque nationale de France accueille, le 30 mars 1995, François Mitterrand venu inaugurer un bâtiment encore vide. Peu à peu, il va se remplir. Le déménagement des imprimés de la rue de Richelieu commence en mars 1998. Le 9 octobre, les chercheurs accèdent à leur nouvelle Mecque.

Dix ans de travaux pour 8 milliards de francs (1,219 milliard d’euros) : un chantier pharaonique ou « Louis Quatorzien » probablement voulu comme tel par François Mitterrand. Mais La révolution d’Internet est intervenu depuis. Depuis décembre 2004, le moteur de recherche américain Google propose une bibliothèque universelle et gratuite en ligne. Aujourd’hui, on peut s’interroger : n’aurait-il pas mieux fallu écouter Jacques Attali et parier dès le départ sur la numérisation des collections, qui vient d’être entamée ?