Catégorie : Julien Gracq

De belles pages

Je viens de lire le premier chapitre de ces deux ouvrages. Dans le premier, il s’agit d’une description du De Gaulle lecteur par Frédérique Neau-Dufour et dans le second d’une visite à Julien Gracq, en 2002.

Extraits : 
 « Dans le salon de Colombey-les-Deux-Églises, les visiteurs d’aujourd’hui sont souvent plus attentifs au gros poste de télévision ou aux photographies dédicacées des chefs d’État qu’aux livres qui patientent sur les rayonnages. À leur décharge, il est difficile d’imaginer le rapport que de Gaulle entretenait avec ces milliers de pages. Il n’existe guère de clichés où il soit en train de lire un ouvrage ; il n’aimait guère, il est vrai, être pris avec ses lunettes sur le nez. À part les membres de sa proche famille, rares sont les personnes qui peuvent affirmer l’avoir vu plongé dans un roman – tout aussi rares que celles qui l’ont vu embrasser sa femme. Le parallèle n’est pas exagéré, tant l’acte de lire relève chez le Général de la plus stricte intimité. Il y a dans la lecture trop de choses personnelles et trop de plaisir. C’est pour cette raison que de Gaulle trouverait inenvisageable, voire inconvenant, de lire à son bureau de l’Élysée : « Je n’ai jamais vu un seul livre sur son bureau régalien, sauf ceux contenant des chiffres et des statistiques », témoigne Philippe de Gaulle. « Il n’aurait jamais mélangé ses fonctions d’État avec le plaisir de la lecture. » Il en va de même lors des déplacements officiels qui lui procurent pourtant de grandes plages de temps. Seuls l’occupent alors les documents relatifs à sa visite. « En voiture, en hélicoptère, il n’avait d’yeux que pour les paysages, les monuments ou les rassemblements de gens, et consultait la carte routière. »
Le territoire de la lecture est donc celui de la vie privée. Les plus proches collaborateurs du Général abordent avec une grande pudeur ce rivage secret. Pierre-Louis Blanc, son secrétaire particulier à partir de 1969, se fait très discret lorsqu’il rejoint de Gaulle entre ses murs couverts de livres : « Je m’étais fait une règle de ne jamais chercher à en déchiffrer les titres. Il me semblait qu’agir autrement eût constitué un manquement à la discrétion. » L’espace de lecture correspond pour de Gaulle à une cartographie très privée : ses appartements personnels à l’Élysée, sa demeure de La Boisserie, les déplacements qu’il entreprend avec son épouse en dehors de ses fonctions présidentielles. Lors de son voyage en Irlande en mai et juin 1969, il emporte ainsi Les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, auteur qu’il admire particulièrement et en qui il espère trouver l’inspiration pour ses propres mémoires. L’année suivante, avant de partir vers l’Espagne, il relit les œuvres de Cervantes, de Vicente Blasco Ibáñez, de Miguel Delibes…
Si la lecture est une activité privée, elle ne doit pas pour autant verser dans la privauté. Hors de question pour le Général de lire dans son lit ! « Jamais aucun livre n’était posé sur sa table de nuit », affirme son fils. « Seule ma mère, qui montait se coucher avant lui, vers 11 heures, lisait au lit avant d’éteindre la lumière. Lui s’endormait d’un trait et n’avait besoin de rien d’autre pour le faire. » À La Boisserie, le salon-bibliothèque est donc l’endroit où il se consacre à la lecture plusieurs heures par jour dans un silence absolu. Philippe de Gaulle se souvient de la scène : « On le trouvait, l’après-midi, immuablement assis près de la cheminée, à sa droite, dans son fauteuil club en cuir, le dos à la fenêtre. Il était éclairé par un lampadaire, le même qui éclairait ma mère installée derrière lui, devant son secrétaire Empire en merisier. […] Un guéridon à double étagère supportait, à gauche de mon père, une pile de huit à dix ouvrages qu’il était en train de lire. » La porte qui mène aux autres pièces est fermée. La télévision est bien sûr éteinte. Ni les bourrasques de l’hiver haut-marnais qui frappent aux fenêtres, ni les gazouillis des oiseaux au printemps ne le distraient. De Gaulle en ses livres se replie dans la seule pensée. Sa lecture est un plaisir autant qu’une discipline, à tel point que plusieurs témoins comparent l’existence du Général à La Boisserie à « celle des couvents dont la règle intérieure imprime à la vie quotidienne un rythme destiné à assourdir les bruits du monde pour faciliter le dialogue avec Dieu ».
Lecteur insatiable, de Gaulle lit en moyenne trois livres par semaine, même durant ses mandats présidentiels. Il profite du soir et du début de la nuit pour se livrer à cette activité qui constitue sa principale distraction. Sa façon d’aborder un nouveau livre est pragmatique et efficace. Il chausse d’abord ses lunettes à gros verres et opère un premier tri par auscultation. Selon son gendre, le général de Boissieu, il avait développé une technique de lecture rapide « en se contentant du début et de la conclusion de chacun des chapitres, en effectuant quelques sondages dans le corps de l’ouvrage et en lisant attentivement la conclusion ». Si cette première approche s’avère encourageante, il lit alors le livre, parfois en une journée. Ce témoignage est corroboré par Philippe de Gaulle : « Pour savoir si un livre mérite d’être lu, me conseillait mon père, regarde d’abord la table des matières et un ou deux sujets et quelques noms que tu connais bien toi-même. Si ce qui est écrit ne correspond pas à la réalité, ne perds pas ton temps. Si c’est un roman, son style et sa clarté sont évidemment des critères de choix. » Certains livres ne franchissent pas le premier barrage et ne restent pas dans la bibliothèque ; d’autres deviennent des favoris que le Général lit et relit plusieurs fois. C’est le cas de certains recueils de poésie qui sont nombreux dans la bibliothèque, mais aussi des « ouvrages des écrivains qu’il considérait comme ses pères en littérature » et chez lesquels il puise son inspiration. »

 

« La gracquie appelle la même jubilation. J’ai appris depuis longtemps à m’y expatrier, lorsque le ciel est bas et l’humeur, chagrine. Bordée par le rivage des Syrtes, surplombée par le château d’Argol et creusée par des eaux étroites, c’est une vieille et fière nation, dont l’emblème serait un coupe-papier en nacre et dont la devise pourrait être celle de feu José Corti, libraire-éditeur des jardins du Luxembourg : « Rien de commun. » Elle commence dans des livres ensorcelants que le temps n’atteint pas et se prolonge après qu’on a quitté Angers, ville « mesquine », « étriquée », « pataude », que jamais Louis Poirier n’a voulu aimer. Sans se presser, il faut alors prendre la route de Nantes piquetée de moulins en ruine aux ailes brisées et de quelques beaux châteaux, parmi lesquels celui de Serrant, pour accéder, sous une pluie d’hiver, au royaume de gracquie.
C’est l’époque où les prairies de fauche sont molles et trempées, où les frênes ressemblent aux sculptures squelettiques de Giacometti, où les chevaux alourdis ont revêtu leur épais poil d’hiver, où les vignes décharnées d’Ancenis dorment sur leur pied noir et où, des maisons en tuffeau, parfois charpentées avec de vieilles coques de bateaux renversées, monte une odoriférante fumée de bois sec.
Qui a lu le plus grand arpenteur-géomètre des Lettres françaises – « Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler » – sait qu’un paysage doit être observé comme on relève un cadastre. Je traverse donc un pays au relief modéré, constate la lente et sûre disparition du bocage, mais il m’a manqué de la patience, quelques compétences et sans doute d’avoir fréquenté Emmanuel de Martonne ou Vidal de La Blache, pour savoir que, passant la frontière du Bassin parisien et du Massif armoricain, je roulais sur du schiste précambrien et du glacis atlantique.
À Varades, on tourne à gauche. Dans l’air, « une fraîcheur de cressonnière », tout droit jaillie d’Un balcon en forêt. Et voici les deux grands ponts suspendus qui enjambent l’île Batailleuse, traversent une brume grise et mènent à Saint-Florent-le-Vieil. Au sommet du Mont Glonne, un soleil blanc, un soleil chouan, fait sa triomphale apparition. Il éclaire, là-haut, l’abbatiale dessinée par Mansart où repose, depuis 1793, le généralissime Cathelineau, fait briller la colonne commémorant le passage, en 1823, de la duchesse d’Angoulême. Un poste privilégié pour se souvenir du tracé, au fond de la vallée, de la route du sel.
Dans l’ombre portée de la mémorable épopée vendéenne, ou plutôt lui tournant le dos, la modeste maison de Julien Gracq, sise rue du Grenier-à-Sel, a presque les pieds dans l’eau. Cette annexe de la mercerie familiale fut construite au début du siècle, dans un style petit-bourgeois. Afin de l’aménager et
l’enjoliver, le père de l’écrivain avait importé, de Pornichet où les Poirier passaient leurs vacances, quelques preuves contondantes de l’insouciance balnéaire et notamment une terrasse en pierre pour papoter, les soirs d’été, un verre d’anjou à la main, l’autre chassant les moustiques en piqué. Mais on est en janvier. À l’exception du rez-de-chaussée, tous les volets sont fermés.
Je sonne à la grille du bas et monte l’escalier. Gracq m’attend, vigilant, sur le pas de la porte. Il n’a plus la jeunesse de l’aspirant Grange, en poste dans la silencieuse et enneigée forêt des Ardennes, veillant on ne sait qui, on ne sait quoi – « le silence et le froid au cœur pénétrant du petit jour donnaient à l’aube qui se levait une teinte bizarre de solennité : ce n’était pas le jour qui pénétrait la terre, mais plutôt une attente pure, qui n’était pas de ce monde ». Il est vêtu d’une robe de chambre à carreaux, emmitouflé jusqu’aux oreilles dans une écharpe de laine, porte une chemise verte, une cravate rouge et un béret. « Je suis frileux, c’est de mon âge », explique-t-il en souriant, comme pour excuser son excentrique tenue de camouflage. Je le sens moqueur, mutin. Je ne l’avais pas revu depuis mon dernier voyage à Saint-Florent, il y a dix ans, et craignais un peu une visite crépusculaire, l’un de ces tête-à-tête qui sont sa manière à lui d’habiller le monologue. C’est tout le contraire. « Jamais je n’ai pensé que je deviendrais nonagénaire, j’ai tant fumé dans ma jeunesse, un paquet par jour, et des brunes sans filtre ! » Il dit cela avec l’allégresse de l’aoûtien tout étonné de se voir accorder, en pleine nature, un mois de farniente supplémentaire, et qui compte bien en profiter : « Je suis un retraité intégral. »
Il n’a rien publié depuis ses Carnets du grand chemin, en 1992. Il assure d’ailleurs qu’il ne donnera plus rien à son éditeur. Ce n’est pas faute d’ouvrir chaque jour devant la fenêtre ses cahiers à l’ancienne, d’écrire, en respectant les pleins et les déliés, quelques « fragments », genre modeste qu’affectionne l’auteur des Lettrines et où, depuis qu’il a abandonné le roman, il excelle. Mais il prétend qu’il est trop paresseux pour les relire, les corriger et les rassembler. Au reste, il n’a jamais su taper à la machine. « La vérité, c’est que je redoute le livre de trop. J’ai toujours le savoir-faire, je crois que ça ne se perd pas, mais ma mémoire n’est plus aussi vive, et, sans mémoire, la littérature ne vaut rien. » Et de railler ces écrivains vieillissants qui, par habitude, faiblesse ou vanité, cèdent à la complaisance du dernier ouvrage, dont chaque ligne dessine, en creux, une vaine et pathétique cérémonie des adieux. »

Une définition de la poésie par Gracq (toujours dans Noeuds de vie)

« Le mal essentiel, de l’homme, est l’abstraction ou séparation. Séparation par le temps irréversible, par la distance infranchissable, réclusion dans la cellule étanche de la conscience individuelle. le but de la poésie est de porter remède à la racine du mal. Elle est la préfiguration par les signes du monde (sans doute monde d’après la mort) où tout est ensemble. Sa tâche essentielle est donc de mettre en contact immédiat les séries matérielles et mentales les plus éloignées, et de préférence les plus incompatibles, non seulement aux yeux du bons sens vulgaire, mais à la lumière réfléchie de la dure expérience vitale.
Cette tâche est remplie par l’image, dont le fonctionnement parfait (ne pas oublier que l’imagination n’est une fonction vitale au même titre que la respiration (c’est elle qui rend l’air respirable)) se présente ainsi de façon constante comme un court-circuit. Il ne suffit pas de dire avec Reverdy « Plus les deux temps mis en contact sont éloignés dans la réalité, plus l’image est belle » : il n’y a en fait image, et poésie, qu’à partir du moment où l’on s’aventure au-delà du réseau des coordonnées construit par les sens ou par la mentalité logique asservie aux fins pratiques.
En termes hégéliens, la poésie est la revendication permanente, a sein de l’existence, tourmentée parce qu’abstraite, de la quiétude absorbante et de la félicité totalitaire du concret.
Poésie pure : serait l’état mental pour lequel tous substantifs sans exception se trouveraient unis par l’indicatif présent du verbe être (ex : Charles Quint est une horloge) et du verbe faire (ex : l’électricité fait la sieste).
Une telle définition suffit certes d’emblée à établir la valeur poétique absolue du rêve par rapport à la vie « réelle ». elle manque à résoudre cette grave question, qui est la question par excellence en matière de poésie pratique : pourquoi l’esprit reconnaît-il immédiatement comme « poétique » et légitime-t-il seulement un petit nombre de ces écarts faits par-dessus les frontières logiques, – tandis qu’il en rejette comme sans valeur la majorité ? Pourquoi « Été, roche d’air pur » est-ce poétique – et « Mon âme est une infante en robe de parade » apoétique ? »

Qu’en penses – tu Barbara ?

Lectures de Gracq

J’avance doucement dans la lecture de Noeuds de vie, à la fois pour retarder le moment où je l’aurai lu, mais aussi par manque de temps. Si je retrouve souvent la prose extraordinaire de Julien Gracq dans ces lignes rédigées apparement dans les années 70 et 80 surtout, il m’apparait aussi que ce personnage souffrait du syndrome du « vieux con » comme dans ces extraits consacrés à la Suisse et aux Anglais :
« Naitre en Suisse : tous les souvenirs d’enfance sont des cartes postales. L’enracinement se fait dans un jardin public : variété imprévue pour Barrès. Sous l’écrasante superstructure touristique, la substance nationale a quasi disparu, tout ici se consacre au transit ponctionné. Qu’advient-il de la relation des indigènes avec leur bourgade, leur milieu, leur paysage, quand le rapport numérique des sédentaires aux visiteurs tombe comme ici au-dessous d’un certain seuil critique ? leur naît-il une âme saison saisonnière ? Une inquiétude fondamentale touchant à leur propre identité, semble se traduire dans le parti-pris terrien exaspéré des écrivains suisses (le vigneron, l’artisan, le villageois de Ramuz, efforts touchants pour rendre au village helvétique une substance, en faire autre chose qu’une enseigne parodique de la brocante de bon ton). L’écrivain wallon ne se sent jamais, au pire, qu’un Français un peu patoisant, marginal. mais il y a chez le Suisse romand le sentiment d’une résidualité maudite : plus rien que le dépôt qui reste au fond d’un vase dont n change le liquide jour après jour.
Pays sans aristocratie, sans château, sans noeuds de force, et qui semble fuir par toutes ses frontières. Une forte institution militaire aurait pu lui donner l’armature qui lui manque. La Suisse pouvait se faire le château fort inviolable de l’Europe et s’en instituer la garnison et la sentinelle : elle a loué ses lansquenets à toutes les monarchies du continent, et, de cette Europe, elle a préféré devenir le coffre-fort. »
(…)
« Il y a bien des étrangetés dans ce dernier tiers de siècle auxquelles je m’habitue mal, mais une de ses étrangetés capitales est d’avoir vu l’Angleterre, la fière Albion de mon enfance, qui était encore celle de Jules Verne et de Kipling, et comme l’étalon-or inaltérable de la Puissance – éclaboussant de rouge sur le planisphère les cinq continents, paissant par les cinq océans ses troupeaux de cuirassés, estampillant partout la finance du monde de son £ barré comme un chèque – comme autrefois l’Europe l’Empereur de son N majuscule – devenir cette lette hypothéquée, miteuse et banqueroutière, et Philéas Fogg avoir pour petits-fils ces clochards chevelus qui pique-niquent dans tous les fossés des routes d’Europe, et dont l’hôtel refuse les banknotes, comme s’il lui tendaient du papier hygiénique. »

Heureusement, je retrouve dans ce patchwork de textes quelques perles :
« Nul doute que les théologiens, comme on le remarque souvent, aient réponse à tout : l’ennui, c’est qu’ils n’arrivent pas à susciter en moi des questions. »
(…)
« Ce matin, au chaud dans mon lit, douillettement pelotonné, fort bien réveillé, en ce sens ue je prends parfaitement conscience de ma position, de l’heure, de la qualité du jour, de la rumeur de la rue, de tous les objets qui m’entourent, je songe que je devrais raisonnablement me lever, mais cette idée rôde inerte et nul mouvement préparatoire ne l’accompagne : un tégument plus fin que celui qui double la coque de l’oeuf m’ensache et m’isole – pour un instant, merveilleusement – non du monde de la lumière, des couleurs, du temps, du bruit, mais du tableau de bord de la volition ; l’embrayage du corps sur l’esprit, qui va donner le signal du début de la journée, hésite et patine, et tarde un moment encore à se mettre en place. »
(…)
« Il fait un jour de fin d’hiver clair et froid, de ce bleu métallique et luisant de zinc neuf qu’on voit au ciel des dernières gelées quand les jours allongent ; la sécheresse de ce froid est tonique et exhilarante. L’envie brusque m’a traversé, je ne sais pourquoi, d’être transporté aux pointes de Bretagne, dans le fleuve de vent acide, corrugant, qui décape les petites maisons blanches, sur la côte salives et fouettée, vers la mer qui dans chaque échancrure grumelle et monte comme la neige des oeufs battus.Là où les soleils du matin, que j’y ai adorés, sont plus neufs, plus blancs, plus crayeux qu’ailleurs ; au pays du monde rajeuni, parce qu’il semble sortir à chaque aube de l’écume. »

Gracq à propos du Seigneur des anneaux

Un livre de Tolkien dans la bibliothèque de Gracq conservée dans sa maison.

« Le Seigneur des anneaux de Tolkien, est la seule fiction que je connaisse qui semble née non pas en marge, comme il arrive, mais dans l’mission complète des religions en vigueur et en exercice. Ce qui s’y affronte, ce sont des Pouvoirs et non des Valeurs; non pas Bine et Mal, mais Pouvoirs Blancs et Pouvoirs Noirs. C’est par là surtout que se montre subtilement dépaysant cet étrange et inclassable ouvrage, qui tient de la chanson de geste et du conte de fées, avec par instants un clin d’oeil appuyé vers Lewis Carroll, et même une touche de populisme agricole. Il n’est pas marginal par rapport au christianisme, il est avant : les grandes religions n’ont pas encore marqué le monde d’Occident : le monde du livre régi par des puissances magiques hiérarchisées ignore le sacré et connaît à peine le surnaturel, tant celui-ci s’imbrique étroitement au réel – il a des contrepoisons et des contre-envoûtements, mais pas de rites de purification, des répertoires de pratiques, mais pas de cérémonial, et cette régression vers un climat de l’âme immémorial lui donne une cohésion qui triomphe en fin de compte des pires disparates comme des pires invraisemblances.
La lecture d’un tel livre met à nu l’une des composantes les plus rarement rencontrées dans un chef-d’oeuvre : la réalisation soudaine et achevée d’une possibilité jusque-là complètement insoupçonnée. Rien – ou presque rien – ici que des matériaux de rebut, aucun qui satisfasse aux normes littéraires officielles, comme si on construisait une maison avec les ressources d’une décharge, – et on y vit, plus fraîchement, plus sainement, plus joyeusement que dans toutes les résidences romanesques à architectes et permis de construire. Le plaisir que donne Tolkien est d’abord un plaisir d’affranchissement : la terre est neuve, la page est vierge, rien n’a encore été dit, la pure ivresse d’inventer se donne carrière : à bride abattue, en avant !
Quel amusement de penser qu’un surgissement aussi insolent du tout autre en littérature, d’Alice au pays des merveilles au Seigneur des anneaux, ait élu domicile chez de vieux dons britanniques blanchis sous le harnais, au somment d’un tchin universitaire digne du mandarinat chinois! En France, passé trente ans, les écluses ne se rouvrent plus pour laisser passage aux eaux printanières, sinon sous la forme douce-amère du souvenir. »

(Noeuds de vie, Julien Gracq, Editions Corti, 2021, pages 120 à 122)

Deux inédits de Gracq que j’avais ratés !

Lors de la dispersion de la collection de la société Aristophil à l’hôtel Drouot, à Paris, et en juin 2018, on a découvert l’existence d’un cahier manuscrit inédit de 138 pages, intitulé Partnership, signé Louis Poirier. Il s’agit d’un texte autobiographique dans lequel Julien Gracq, alors âgé de vingt et un ans, raconte une rencontre amoureuse, malheureuse, avec une étudiante de La Sorbonne. Le texte raconte une année de la vie d’un jeune étudiant de 1931 dont le quotidien est rythmé par les manœuvres qu’il élabore pour se trouver en présence de l’aimée et obtenir un regard d’abord, puis de brèves conversations avec d’autres étudiants, et à de rares moments des discussions en tête à tête. Parce qu’on ne quitte pas la bibliothèque et les salles de cours de la Sorbonne, les rues du quartier ou les deux jardins attenants, le texte vire au huis clos, à la répétition, au ressassement… L’ennui n’est pas très loin.
Selon l’expert de la vente à Drouot, Gracq aurait donné ce cahier à une amie, qui l’aurait transmis à sa nièce ; celle-ci l’aurait vendu à un éditeur qui à son tour l’a vendu à la société Aristophil. La date de 1931 aurait été donnée directement par Gracq, interrogé à ce sujet par l’éditeur.
L’État, la BnF et les bibliothèques publiques ne se déclarant pas intéressée, la région des Pays de la Loire s’est portée acquéreur du manuscrit, estimé à 80 000 €. L’État a toutefois exprimé son intérêt pour ce texte en accordant une aide importante à la région, à hauteur de 50 % du coût total de 93 600 €.
Pour des raisons de conservation, le document inédit est déposé à bibliothèque municipale d’Angers, qui possède un riche fonds de patrimoine écrit, et non à la maison de Julien Gracq.
Partnership est un document important pour comprendre Gracq et son oeuvre puisqu’il tient à la fois du témoignage et de l’exercice d’écriture, six ans avant la parution d’Au château d’Argol, première oeuvre revendiquée par l’auteur.
Conformément au souhait de Gracq, la publication de ce cahier reste pour le moment impossible. Dans le testament qu’il a rédigé en 2000, il est en effet indiqué explicitement que tout texte inédit ne pourra être publié qu’à partir de vingt ans après sa mort, soit en 2027.

D’après un article du site En attendant Nadeau.

A paraître en janvier 2021, chez José Corti évidemment, Noeuds de vie est un recueil de textes non publiés de Julien Gracq, rassemblés par son éditrice en Pléiade. Ces textes portent sur l’histoire, les écrivains, les paysages, l’accélération du temps, la détérioration de la nature, le passage des saisons, les jardins potagers, la vieillesse, le bonheur de flâner et celui de lire.