Catégorie : Borges

Des trouvailles sur les quais

C’était de nouveau Quais des livres, aujourd’hui à Rouen. Comme à l’habitude, nous y avons déniché de quoi lire et/ou travailler :

 

– des documents appartenant à un dénommé Samson Denis, garde national à Elbeuf en 1848, appartenant à la première escouade du deuxième bataillon de la troisième compagnie de fusiliers (il n’avait pas pu entrer dans les grenadiers, n’en ayant pas l’uniforme). Dans le dossier, j’ai trouvé des convocations pour des parades, des gardes ou des conseils de disciplines ainsi que des attestation de vote à différentes élections, dont les présidentielles de 1848.

 

– deux affiches de propagande de la Première Guerre mondiale collées sur toile après restauration. Elles sont magnifiques et je vais m’en servir en classe dès la semaine prochaine.

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Pour les livres, j’ai récupéré une bande dessinée que je voulais depuis un moment, avec Borgès comme héros, un livre sur l’histoire de l’école et un album présentant un univers original.

D’autres splendides gravures

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Né à Bordeaux en 1955, Gerard Trignac est un dessinateur, illustrateur, peintre et graveur contemporain français. Il étudia d’abord l’architecture (1975 – 1978), puis passa par les beaux-arts et fit partie des artistes accueillis à la Casa de Velazquez de Madrid où il séjourna pendant deux ans (1982 – 1984).
Son univers pictural est principalement fait de paysages architecturaux fantastiques. Il dépeint un monde sombre, vaste et à l’abandon, fait de béton de roche et de gigantesques armatures de métal. Cela donne des décors aux dimensions immenses dans lesquels l’homme n’est que parfois représenté par de petites tâches noires perdues dans le fouillis de l’architecture colossale.
Il a illustré deux livres auteurs que j’aime beaucoup : Les villes invisibles d’Italo Calvino et L’immortel de Jorge Luis Borges. Ils sont, hélas, très difficiles à dénicher…

 

Borges détective

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Jorge Luis Borges est le héros détective de cette bande dessinée, à la fois policière et humoristique. En 1946, Borges, qui travaillait alors à la bibliothèque municipale de Buenos Aires, fut nommé « Inspecteur de Volailles et de Lapins » par le gouvernement de Perón, en représailles à ses déclarations publiques très critiques envers le régime.
Lucas Nine imagine donc une histoire dans laquelle le grand écrivain aurait accepté ce poste au titre surréaliste pour devenir un détective un peu gauche, qui se prend très au sérieux et fait souvent montre de son érudition pour sombrer quelques lignes plus tard dans les plaisanteries les plus salaces, à base de jeux de rimes plus ou moins ridicules. On rencontre au cours de son enquête d’autres grandes figures de la littérature argentine des années 1940 : Oliverio Girondo, Adolfo Bioy Casares, Silvina Ocampo, Witold Gombrowicz, Ernesto Sábato, tout autant caricaturés que Borges.

Art, géographie et littérature

Le travail de Pauline Delwaulle pose la question de l’écriture de l’espace et de sa représentation. Le paysage et la cartographie servent de support à ses interrogations, que ce soit par le land art, les cartes numériques ou le film. Elle se confronte au lieu, au monde, puis vient le couvrir, le doubler, pour mieux le voir, le présenter.
Un même projet se déploie souvent en plusieurs médiums au gré des découvertes.
J’ai choisi de présenter ici deux de ces oeuvres car elles évoquent deux de mes auteurs favoris.

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De la rigueur de la géographie s’inspire d’un texte de Jorge Luis Borges, intitulé De la rigueur de la science. Il y est question d’une carte à l’échelle 1, une carte si précise qu’elle aurait la taille du monde, et donc le recouvrirait point par point.
L’installation de Pauline Delwaulle se trouvait dans un vallon où coule un ruisseau dans le parc de Kozara, en Bosnie. Les lignes altimétriques ont été dessinées à la poudre de craie, ainsi que les chiffres d’élévation. La représentation topographique de ce vallon recouvrait donc le vallon lui-même. En se déplaçant dans ce «territoire», l’appréhension par la carte se faisait en même temps que celle de l’espace.

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Dans La forme de la ville, rappelant le livre La forme d’une ville de Julien Gracq, elle a voulu dessiner la forme de la ville de Sarajevo en cherchant ce qui la dessine, la contient, la limite.
Elle a donc parcouru les routes extérieures de Sarajevo, le long des crêtes, avec un GPS piéton. Revenue au point de départ, la forme de la ville était dessinée par son déplacement sur le GPS, qu’elle a alors photographié.

La bibliothèque de Babel existe !

Jorge Luis Borges  publia en 1941 une de ses plus célèbres nouvelles, « La bibliothèque de Babel ».
La bibliothèque de Babel est une bibliothèque univers, c’est-à-dire qu’elle est tellement grande qu’elle contient tous les textes possibles et imaginables.
Combien de livres contient-elle exactement ? Un nombre colossal. Pour le comprendre, il faut préciser le « fonctionnement » de la bibliothèque : selon Borges, chaque livre qu’elle possède contient 410 pages et chaque page contient 40 lignes de texte, elles-mêmes composées de 80 caractères chacune. Chaque livre contient donc 1 312 000 caractères et utilise toutes les lettres de l’alphabet (26 lettres), plus l’espace, la virgule et le point, ce qui porte à 29 le nombre de signes différents utilisables.
La bibliothèque comporte donc 291 312 000 livres  (29 multiplié par lui-même 1 312 000 fois). Pour prendre la mesure d’un tel nombre, l’imprimer requerrait 500 pages A4, remplirait un roman de 1 100 pages en format de poche et, écrit en ligne droite, mesurerait environ 354 kilomètres de long.
Quelle place prendrait alors une telle bibliothèque ? Si l’on imagine qu’un livre occupe un volume de 3 000 cm3, et si l’on part du postulat que l’univers observable est une sphère de 46 milliards d’années-lumière de rayon, de rapides calculs indiquent que l’on peut stocker dans cet univers environ 2,8 × 1050 livres.
Si elle existait, la bibliothèque imaginée par Borges remplirait non seulement l’univers tout entier, mais en nécessiterait beaucoup plus.
A défaut d’exister physiquement, la bibliothèque peut être parcourue numériquement grâce à Jonathan Basile. Son site libraryofbabel.info reproduit presque exactement le fonctionnement de la bibliothèque décrite par Jorge Luis Borges. La bibliothèque créée est différente  en cela qu’elle ne contient pas tous les livres possibles mais seulement toutes les pages possibles. La bibliothèque contient donc environ  4,7 ×  104 679 pages différentes, réparties dans104 677 livres.
Bien sûr, la bibliothèque contient tellement d’information qu’il serait impossible de la stocker numériquement. Le contenu de la bibliothèque est donc généré à partir d’un algorithme spécial créé par Jonathan Basile. Chaque page a un numéro unique qui lui est propre et qui l’identifie dans la bibliothèque. L’algorithme utilise ensuite ce numéro de page pour générer un nombre pseudo-aléatoire unique qui est lui-même converti en base 29, c’est-à-dire en texte utilisant les 29 signes cités précédemment : le texte de la page est généré. Le même numéro de page créera donc la même page à chaque fois.
Fidèle à la nouvelle parue en 1941, la bibliothèque numérique est organisée en pièces hexagonales identiques, dont 4 des murs abritent des livres sur cinq étagères chacun.Chaque étagère comporte 32 livres de 410 pages chacun. Et chaque page de chaque livre, de chaque étagère, de chaque pièce est accessible. L’immense majorité de ces pages renferment des suites incompréhensibles de caractères. Pourtant, parmi ces milliards et milliards de pages, se trouvent forcément des livres que vous avez lus. Ces pages contiennent pratiquement tout : vous y trouverez aussi bien les aventures de votre héros de roman préféré que le manuel d’utilisation de votre aspirateur, les évangiles de la Bible ou les versets du Coran, les articles de l’Encyclopédie de Diderot, les poèmes de Shakespeare, toutes les pages de votre journal intime, toutes les théories mathématiques jamais écrites, tous les secrets, tous les rêves, tous les récits et tous les noms, même votre nom et votre histoire, existent déjà dans l’immensité de la bibliothèque de Babel. Parmi ces pages inexplorées se trouve aussi tout ce qui n’a jamais été écrit mais qui le sera peut-être un jour.
Tout ce que vous écrirez ou pourriez écrire est déjà là, quelque part. Il suffit juste de chercher.

Les bibliothèque de la maison de Gracq

On peut parcourir plusieurs bibliothèques dans la maison de Julien Gracq, dont deux m’intéressent tout particulièrement.
D’abord la bibliothèque de Louis Poirier, constituée des livres trouvés dans la maison au moment du legs et qui n’ont pas été vendu aux enchères. J’ai toujours pensé que parcourir la bibliothèque des gens permettait de les connaitre.
Egalement la bibliothèque des grands lecteurs qui est le fruit d’une commande passée à des écrivains de langue française et aux artistes francophones, connus ou non. Chacun s’est vu poser la question : quels sont les livres que vous souhaiteriez trouver dans la Maison Julien Gracq ? (De 5 à 10 livres). Ainsi les rayonnages de cette bibliothèque sont constitués de la bibliothèque idéale d’écrivains et d’artistes, 80 ayant répondu à ce jour. Chaque linéaire de livres pouvant être par la suite modifié par son « auteur ».
Enfin, la Chambre des cartes du Grenier à sel qui présente jusqu’au 28 août des aquarelles, cartes et paysages imaginaires sur écorces de bouleau réalisés par Emmanuel Ruben.

 

oeuvre d’Emmanuel Ruben

« En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l’Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n’y a plus d’autre trace des Disciplines Géographiques. 
Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes, Lib. IV, Cap. XIV, Lerida, 1658. »
Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes. El hacedor, édition bilingue, trad. Roger Caillois, Gallimard, 1982, p.198

Le roman comme exploration

Voici ce qu’écrit Jacques Abeille à propos de son oeuvre Les jardins statuaires dans la postface des Mers perdues, écrit en collaboration avec François Schuiten.

« Il y a une quinzaine d’année, passant sur une route de campagne, je vis un paysan qui grattait la terre et je me représentai tout à coup un monde où poussaient non des courges mais des statues. Je garde le souvenir de l’éclatante blancheur du marbre en moi vibrant. En ce moment me fut donné une manière de conte philosophique, une métaphore de la création artistique avec son avers de soins patients à une croissance que tout menace, et son revers, le bourgeonnement fou et la mort du créateur écrasé sous son oeuvre.
Je menais une vie sans loisir et des années passèrent sans me laisser l’occasion de tracer la plus modeste ébauche. Puis j’étais dans une chambre d’hôtel et je voyais ma vie que je rompais en faveur de l’avenir. J’étais seul et des pensées me menaçaient. Je pris un cahier et me mis à écrire ce conte dont l’idée me revenait dans mon désoeuvrement. Je croyais en faire le tour en quelques pages. Ma minutie m’entraîna, et enfin un obscur désir de réalité. Je ne veux pas dire qu’il m’importait de rendre vraisemblables des fantaisies, mais qu’il y avait dans le monde que je découvrais trop de richesse pour qu’il consente à la fade transparence d’une allégorie; je cessai de vouloir ce que j’écrivais et laissai surgir des incongruités. Ainsi ce qui devait n’être que le divertissement d’un moment, fut le rêve de quelques mois. Le plus étrange était que cette chose exigeait son temps propre et retardait sa clôture. Par exemple, si des filles hantent cette narration, c’est que deux enfants, Laurence et Stéphanie, vinrent jouer autour de la maison où j’écrivais, leurs rires montaient jusqu’à ma fenêtre; le roman happa ce reste diurne et s’en nourrit. Je cru avoir écris l’oeuvre d’un fou; l’ayant laissé quelques temps, je m’étonne d’une cohérence inattendue. C’est ainsi. Ecrivant, il arrive que l’on franchisse par mégarde une indécise et insoupçonnée frontière; ce dont on se croyait maître se met à exister de son propre poids et, tandis que l’auteur bascule dans une moindre existence, se dresse un être de parole que son élan porte au dehors. La publication est moins une ambition qu’un geste de bonne foi. Il me semble.« 

Ces propos me semblent parfaitement convenir à son oeuvre, ainsi qu’à celle de Tolkien et de Gracq. L’idée d’un univers découvert et révélé par l’écrivain, l’envahissant pour le dépasser progressivement me paraît juste en ce qui les concerne. Je crois que cela marche moins pour l’oeuvre de Borges, que je trouve plus maîtrisée, canalisée.