Cet article de Pierre Georges a paru initialement dans Le Monde du 10 novembre 1988.
Il est centenaire depuis dimanche, aveugle depuis deux ans, poète depuis toujours. Et ce vieil homme, en son enfermement pathétique et grandiose, les yeux pleins de larmes, déclame comme pour lui-même une œuvre inachevée : « Dans la tranchée, un homme s’est dressé et de son clairon cabossé a joué un air étrange que personne ne connaissait plus. C’était le cessez-le-feu, le cessez-la-mort. »
Fernand Mouquin, cavalier démonté, dragon des tranchées, n’était plus là, tout à sa mémoire, elle aussi cabossée, du 11 novembre 1918, quelque part en Argonne, quelque part en ses souvenirs : « Les Américains montaient au front, nous en descendions. Et ils riaient. Et ils nous criaient avec leur délicieux accent : “Fini la guerre ! fini la guerre !” »
Soixante-dix ans qu’elle est finie, la guerre de Fernand Mouquin, né avec la tour Eiffel, l’« année des trois 8 », 1888. Et soixante-dix ans qu’elle n’est pas finie, parce qu’il ne peut avoir pour lui de fin, ce grand écart sanglant et glorieux entre deux siècles.
Et parce qu’aussi ce combat contre l’oubli, suprême outrage des temps et des hommes, ne cessera que faute d’anciens combattants. Ils sont encore trente-cinq mille en France à mériter toujours ce titre étrange et fantastique de poilu, arrière-garde chenue de l’épopée. Trente-cinq mille à ne point définitivement ruiner la patrie reconnaissante qui leur verse, royalement, une pension de 2 125,20 francs l’an.
Menteur pudique
Le poilu Alfred Pelger est un sacré gaillard. Quatre-vingt-treize ans bientôt, toujours la nostalgie coquine des « poulettes » et une sainte horreur du progrès, symbolisé par cette machine à vendanger dont le bruit, ce soir-là, l’exaspère. A croire que, dans l’ordre des calamités, l’engin arrive immédiatement derrière les Prussiens.
Ce vieux viticulteur, seul en sa maison des vignes, nous avait reçus en bougonnant de plaisir, pas dupe un seul instant de cette visite tardive : « Les anciens de 14-18 ? Ah ! Oui, on m’a dit qu’il allait bientôt plus trop en rester. Faut pas vous en préoccuper. On fera avec. »
L’Alfred, vieux singe, avait soigneusement tout préparé. La bouteille de bourgueil à n’ouvrir qu’après un délai raisonnable, histoire de jauger l’emmerdeur, et ses souvenirs pour un délectable numéro d’antihéros, d’anti-poilu. « Des médailles, moi ? Non. Pour en avoir, il fallait être volontaire, et moi, je n’ai jamais été volontaire, j’ai tout juste fait ce qu’on me disait de faire. Je n’ai rien ramené que mon corps. Et c’était déjà bien. »
Seulement, Alfred Pelger, menteur pudique, s’est coupé dès l’entrée, dès son entrée en guerre, le 10 avril 1915, à même pas 19 ans. Il s’est coupé, lui qui, après un an de classes à Châteauroux, s’est retrouvé au front à Verdun, puis dans la Somme à l’automne 1916, avec le 92e d’infanterie : « Bapaume, un maudit secteur, relevé quand cela se pouvait. » Une ellipse pour enrober tout le reste, la peur, le froid, les rats, les poux, l’eau boueuse des tranchées et la mort en si bonne compagnie. Tous ces camarades qui perdaient le moral, « qui se disaient qu’ils allaient y rester et qui effectivement y restèrent ».
« Tempérament solide »
Alfred Pelger a la mémoire qui flanche, comme beaucoup dans une sorte de défense, pour n’avoir point trop souvent les larmes aux yeux. Et puis tout simplement parce qu’« on ne peut pas comprendre ce que fut la guerre si on ne l’a pas faite ». Alors le vieil homme, en cette longue soirée d’automne, a filé « sa » guerre à toute allure, presque par bonds successifs. De « secteur tranquille » en « maudit secteur » de l’Oise, durant l’hiver 1916, à l’Aisne au printemps 1917, de la cote 304 à Verdun – « le pire, un secteur mouillé » – , à Saint-Mihiel. Tout juste, à l’écouter dans cette revue expresse du front, si le sergent Pelger n’a pas été surpris par l’armistice, le 11 novembre, alors que son régiment allait attaquer en direction de Metz : « A 7 heures du matin, on a appris que cela allait s’arrêter à 11 heures. Et ce fut comme d’apprendre sa grâce pour un condamné à mort. »
La victoire et d’abord celle, individuelle et portative, d’Alfred Pelger, dont le médecin militaire au conseil de révision avait dit qu’il était un « tempérament solide », ce que lui-même, convaincu de la chose, s’était juré de prouver en en revenant vivant : « Je n’ai jamais pensé à être tué. C’est comme une étoile qui vous suit. »
Dans sa maison des vignes, le vieil homme a longtemps parlé, toujours à demi-mot, comme à se moquer de lui-même, de ses aventures de trompe-la-mort. Et il a fallu le tracasser pour savoir qu’il avait ramassé un éclat d’obus, à la main, sur la cote 304 : « Hélas ! pas la bonne blessure. » Et il a fallu insister pour qu’il dise ce qu’était la mort des compagnons et obtenir cette définition lapidaire : « Enveloppé dans sa capote et sa toile de tente, et la pièce était jouée. »
Alfred Pelger, qui ne fut pas ancien combattant professionnel, mais reste viticulteur, et qui, avant la guerre, n’était jamais allé à plus de cinq kilomètres de la maison familiale, a fini par avouer qu’il était le « dernier des combattants » de son village. Il a enterré tous les autres, portant, à l’occasion, leurs médailles derrière le corbillard. Il a pleuré et pleure encore quand on évoque cela : « L’arrivée des Boches en 1940, sur la route, je n’y suis pas allé. »
En 1919, après avoir occupé l’Allemagne, non sans s’être procuré un dictionnaire pour communiquer – toujours les fameuses « poulettes » –, il a été rendu à ses foyers. Et s’est occupé de cultiver ses vignes, et de célébrer le culte de Pétain, « un grand homme ».
Et ce soir d’octobre 1988, à 19 h 15 tapantes, Alfred Pelger, qui a bien des petits ennuis de santé – « un petit vaisseau de coulé, mais il y a encore la grosse péniche qui tient » – a gentiment viré tout le monde. C’était l’heure inaliénable de la soupe, avant une nuit de poilu en retraite – « douze heures comme Baptiste » sans jamais rêver à rien. Et surtout pas à la guerre.
Activiste du souvenir
Ancien combattant, le colonel de réserve Jean Créange l’est. Absolument, irréductiblement, magnifiquement. La France pour tout drapeau, le souvenir pour tout commandement. Ce petit homme d’une vitalité extraordinaire, qui file, jour après jour, à mille rendez-vous, est un cas. A plus de 91 ans, d’autres se seraient résignés aux livres d’histoire. Pas lui, pas cet activiste du souvenir, de la flamme à maintenir.
Il peut lui arriver de se faire une raison. Alors, c’est avec grandeur. Tout récemment, comme président d’honneur des anciens combattants français en Italie, il s’est rendu à Pederobba pour un dernier rendez-vous. L’amicale, qui compta jusqu’à 25 000 membres, n’en rassemble plus que seize, dont, précise-t-il, douze valides. Autant dire que ce fut l’adieu aux armes. Au maire, qui n’y comprenait rien – il faut l’excuser, il n’avait pas 40 ans – Jean Créange, le dernier des Italiens, offrit le drapeau de l’association. A charge pour l’autre d’y veiller. Puis, il établit un chèque, 6 000 francs, la totalité des fonds de l’amicale, et le remit aux autorités italiennes, pour solde de toute gloire.
Jean Créange est venu, un samedi après-midi, constater que les locaux du Monde « sont bien vieillots ». Il a raconté un petit bout de sa guerre, et puis a filé, pour s’occuper d’une autre association qu’il préside : Ceux de Verdun, 2 000 adhérents encore à l’appel. C’est que cela ne chôme pas, un président, à la veille du 11 novembre. Et Jean Créange moins que quiconque.
Il faut dire qu’il aura eu, dans son rendez-vous avec le siècle, une hérédité chargée. Un père lorrain d’origine, polytechnicien, officier qui fera toute la guerre 1914-1918 à la tête du 219e régiment d’artillerie. Une mère alsacienne, qui sera infirmière volontaire. Et, mais c’est une autre histoire, un frère Pierre, mort en déportation à Auschwitz « comme juif, comme résistant et comme socialiste ».
A 17 ans, le « pas très robuste » Jean Créange s’engage comme volontaire avec la classe 15. Après ses classes à Orléans, au 30e d’artillerie, il entre à l’Ecole nationale d’artillerie à Fontainebleau. Il en sort aspirant à 18 ans, si désespérément fluet, dit-il en riant, que les femmes dans la rue le plaignent : « Pauvre petit. » L’Ecole d’artillerie avait à l’époque des méthodes de formation accélérée et une grande confiance en son matériel. Pour endurcir les élèves aspirants, les instructeurs les plaçaient dans une tranchée, et les 75 tiraient, à obus réels, à une cinquantaine de mètres.
Simple avant-goût. En janvier 1916, l’aspirant Créange se retrouve au front, avec le 17e d’artillerie. Mi-officier, mi-sous-officier, avec ce grade hybride mal vu par les uns, officiers de carrière qui ne l’acceptent pas au mess, et par les autres, vieux juteux rescapés de la Marne qui détestent les « bleus bites ». Mi-artilleur, mi-fantassin, chargé d’assurer la liaison avec l’infanterie, donc souvent en première ligne. Trois mois de ce « secteur calme », la batterie embusquée dans le mur du château Pommery et les enfants assistant à la classe dans les caves, trente mètres au-dessous. Et puis, à partir du 21 février 1916, un roulement sourd, ininterrompu dans le lointain. « A 200 kilomètres de là, à Verdun, les Allemands venaient de lancer la grande attaque. Et on l’a parfaitement entendue. »
« Les cadavres, les blessés, la folie… »
Verdun, précisément, où toutes les divisions de l’armée française vont se succéder. La 52e, celle de Jean Créange, est engagée le 1er juin entre Fleury et Thiaumont. « Quatre jours plus tard, dit-il, l’infanterie était retirée, ayant perdu 50 % de son effectif. Sur six mille hommes, trois mille tués, blessés ou disparus » en quatre jours. L’artillerie de la 52e, moins affectée, ou plutôt moins vite, reste. « Vous ne pouvez imaginer ce que c’était. L’atmosphère, la fumée, les obus de tous calibres, jour et nuit, les trous d’obus, seuls abris, envahis par l’eau et la boue, les cadavres, les blessés, la folie. »
Jean Créange a vécu tout cela. La folie des hommes et celle des armes, ces batteries de 75 emballées, quatre pièces par batterie, deux mille obus par vingt-quatre heures. « Lors des tirs de barrage, chaque canon tirait au rythme de quinze coups à la minute pendant trois ou quatre minutes. Pas plus sous peine de fondre les canons, qu’on arrosait d’eau. Vous deveniez comme fou, vingt-quatre heures de ce régime, vingt-quatre heures au repos, à 300 mètres à peine en arrière. »
Le Verdun de Jean Créange et de millions d’hommes. « Un jour, le 23 juin, je crois, je montais à la batterie camouflée derrière une butte. Les obus à gaz allemands arrivaient en flots tellement incessants, dans un froissement d’air continu, que j’ai eu le sentiment qu’il m’aurait suffi de lever le bras pour partir avec. Un autre jour, pendant un tir de barrage, le pointeur et le chargeur d’un canon furent tués par un obus adverse. Je les ai remplacés seul. Il fallait bien protéger notre infanterie. Je m’attendais à être félicité. Savez-vous ce que m’a dit le commandant ? “Avez-vous bien mis la bulle entre ses repères, au moins ? ” Il avait peur que j’aie tiré trop court. »
Il en sourit, Jean Créange, et ne sourit plus du tout en racontant, les larmes aux yeux, la mort de deux officiers, deux lieutenants du 347e RI, dont la compagnie engagée sur Thiaumont s’était trouvée encerclée et prise sous les obus français et allemands. Après avoir envoyé un homme à 4 kilomètres de là pour demander à l’artillerie française d’allonger le feu, ces deux officiers, deux instituteurs, et quinze survivants de leur compagnie parviennent à s’échapper. Le lendemain, les deux officiers furent fusillés, sans jugement, sur ordre de leur colonel, pour abandon de poste. « Et pourtant, ils ne pouvaient pas tenir. Ils ont été réhabilités après la guerre. Il n’empêche. C’était des instituteurs, peut-être des officiers de carrière les détestaient-ils. Ce sont pourtant les instituteurs d’avant 1914 qui ont gagné la guerre en faisant de nous ce que nous fûmes. »
Jean Créange a parlé ainsi pendant deux bonnes heures. Il a raconté les mutineries de 1917 – « C’est là le seul titre de gloire que je reconnaisse à Pétain, d’avoir limité au maximum la répression » – et ses propres « petites histoires » : le front d’Alsace, où il apprit « le bridge et le ski », la Meuse, Verdun à nouveau en septembre 1917, « l’affaire terrible du bois des Fosses ». Là, comme tout l’état-major du régiment, il est gazé. « Cela touchait les hommes surtout aux parties, à la gorge et aux yeux. Moi, ce furent les yeux, et j’y ai gagné la croix de guerre. »
Il a dit aussi combien la guerre parfois faisait relâche entre les stages, les permissions, les congés maladie, et aussi en ces périodes de calme relatif où les batteries se contentaient de fixer par tir de réglage « la hausse du jour ».
L’aspirant Créange, sous-lieutenant en 1916, lieutenant en 1918, l’admet : « S’il n’y avait pas eu cela, ces temps de relâche, je ne serais pas ici à vous raconter ma vie. » A dire que l’armistice le trouva au lit, rue d’Amsterdam à Paris, en convalescence de grippe espagnole. A raconter les aventures du vieux capitaine Créange, mobilisé en 1939 à proximité de la ligne Siegfried, puis démobilisé et « réfugié » dans les chantiers de jeunesse. A rappeler enfin qu’en juin 1986 il fut promu commandeur de la Légion d’honneur à Verdun par le président de la République.
Un dossier rose sur la table
Il a demandé, presque comme un honneur, le droit à l’anonymat. Sa guerre, Bernard M…, 91 ans, notaire, ne l’avait jamais racontée. C’est que cela ne regarde personne, la vie, ou la guerre, d’un notaire. Ou que l’homme, de caractère, n’avait pas de temps à perdre, à se retourner ainsi sur lui-même. Comme si l’intermède n’avait été qu’un combat préparatoire à la vraie bataille, celle de la réussite sociale.
Mais, puisqu’il avait décidé de parler, autant que cela fût bien fait. Presque comme un testament, un dossier rose sur la table, avec à l’intérieur des notes scrupuleuses et la feuille d’état de services du sergent M… Bernard, né le 13 octobre 1897, clerc de notaire. Toute une série de mentions manuscrites, année après année, pour une vie de poilu. Avec en bas une première citation à l’ordre du régiment soigneusement transcrite par quelque embusqué de l’arrière : « Jeune gradé superbe d’entrain et d’énergie, armé d’un grand esprit de sacrifice, est pour ses hommes un exemple constant de bravoure, a montré des qualités superbes au cours des journées des 13, 14 et 16 août 1917. »
Fermez le ban ! serait-on tenté de dire. Et pourtant une vie de clerc – « c’est-à-dire commis aux écritures, palefrenier, jardinier chez un cousin notaire » – projeté aux armées, cela peut être un roman. Le roman presque rose des trois frères, fils d’un modeste viticulteur. Tous trois partis à la guerre, en 1914, 1915, 1916. Tous trois dans l’infanterie, en première ligne. Tous trois revenus. Ou le roman presque picaresque de Bernard, le benjamin, qui quitta l’étude du cher cousin en 1914 pour aider ses parents aux travaux des champs. Et quitta ses chers parents en 1916 pour aider ses frères et la France.
Un jeune homme assez maigre pour inquiéter le major au conseil de révision était bien assez gras, en ce temps-là, pour faire un soldat d’infanterie. Bernard M… part le 11 janvier 1916, à 18 ans à peine, et, après ses classes à Fontainebleau, est affecté au 162e RI ; départ pour le front le 26 août. La Meuse, et un premier souvenir fâcheux : les civils qui refusaient de donner de l’eau. Puis l’Argonne, puis l’Aisne, puis Verdun. Me Bernard M…, notaire, ne fait pas dans le détail. Il dit les transhumances à pied : « On portait notre maison, 25 kg, sur le dos. » Il dit la souffrance des hommes, l’humidité surtout. Il dit l’apprentissage de la peur et de la soif, « ces moments en première ligne, où on ne pouvait bouger, cloués au sol pendant une dizaine de jours. Là j’ai appris qu’on pouvait supporter la faim, mais pas la soif ».
« On battait le monde entier »
Le fantassin fait sa guerre et la fait bien, avec soin et zèle, dans l’honneur et l’ordre. Il la fait, même s’il déteste ce qu’on lui fait parfois faire : construire un pont de bateaux sur l’Aisne, lui qui n’a jamais su nager. Ou subir l’atroce hiver 1917, quand chaque nuit plusieurs soldats mouraient de froid. « Une nuit dans une usine désaffectée, nous étions trois pour trois paillasses, et il fit tellement froid que l’une des trois paillasses nous servit de couverture, serrés dessous comme des harengs saurs. »
Ou encore Verdun en 1917, cinq tonnes d’obus au mètre carré, « ces six cents mètres d’avancée allemande qu’il a bien fallu leur reprendre ».
C’est là, dans un trou d’obus, qu’on viendra le chercher pour en faire, après trois mois et demi, à Mourmelon, un sergent et même, s’il le veut, un officier. Sergent oui, officier non : « Pas question de commander à tant d’hommes. » Il devient donc sergent, un temps sous-officier d’observation en liaison avec une pièce de marine chargée d’« essuyer le derrière des Boches ».
Vient ce fameux 10 juin 1918. Dans l’Oise, le sergent M… s’avance entre les lignes, en pleine bataille pour localiser les Allemands. Blessé à une jambe par des éclats d’obus, il essaye de se cacher dans les blés, « hélas trop courts », et est fait prisonnier par deux Allemands. « Ils m’ont invité à les suivre, voulant me faire porter un de leurs blessés. » C’est le début d’aventures presque picaresques. D’une ferme où il a été conduit, un convoi se forme : « Sept cents bonshommes blessés, tous allemands, plus moi. Nous marchions, vaille que vaille, c’était cela ou les obus. Et à un moment, dans le ciel, un avion français a descendu une saucisse allemande. Alors j’ai vu sept cents types se tourner vers moi en me montrant le poing et en criant. Il y avait un Lorrain, blessé allemand, à mes côtés. Je lui ai demandé ce que disaient ses copains. “Ils disent qu’ils vont te casser la gueule.” »
Les tribulations du prisonnier ne s’arrêtent pas là. « Ils m’ont collé dans un camion aux roues cerclées de fer. On a roulé pendant au moins vingt-quatre heures, et, avec les éclats d’obus dans la jambe, je vous prie de croire… » L’arrivée à Saint-Quentin, 11 000 blessés dans la cour de l’hôpital, puis le transfert en train à Hautmont, près de Maubeuge, « une chaussure à la main comme oreiller ». « Là, un major anglais m’a retiré les éclats d’obus au couteau, sans anesthésie, bien sûr. »
Enfin, six jours de train sanitaire, direction la Haute-Silésie, avec un pansement de papier et les plaies pleines de poux, et l’arrivée, après un passage à l’hôpital, au camp de Neuhammer. « Un immense camp, capable de recevoir 500 000 hommes, des baraquements de terre avec parquet de planches. »
Comme beaucoup de soldats français, Bernard M… possède, dissimulés dans la ceinture, quelques louis d’or au cas où… Les Allemands le savent. Le directeur du camp, un Lorrain, aussi. « Il m’a dit : “Vous avez des louis d’or, ils vont vous les prendre, confiez-les moi.” Je l’ai fait. Et ce Lorrain, M. Wautrin, qui deviendra maire de Metz après la guerre, me les a rendus. »
Quatre mois de camps, sans trop de problèmes, sinon la faim, le sergent affecté à la surveillance des colis de la Croix-Rouge, une sortie toutes les semaines, un gardien, quatre prisonniers en route pour un bistrot du coin, et le 11 novembre annoncé, une heure après, par le commandant de Neuhammer. « Un jour, raconte le sergent épinglé, l’interprète du camp m’a dit “vous Français, nous Allemands, si nous nous étions alliés, on battait le monde entier. Et je lui ai répondu “mais pourquoi voulez-vous qu’on batte le monde entier ? ” »
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.