A propos d’Un balcon en forêt

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« Pèlerinage dans les Ardennes, ce doigt enfoncé dans le ventre de la Belgique, en compagnie du géographe Jean-Louis Tissier et de l’archiviste Yann Potin. Tous membres de la société Gracq — aristocratie plébéienne mais exigeante. Cette remontée aux sources du Balcon en forêt se double d’une curiosité fort peu touristique pour nos champs de défaite (Sedan, toujours Sedan), par où les panzers de Rommel firent leur percée en mai 1940. À l’heure du soixante-dixième anniversaire de l’Appel du 18 Juin, l’envers du flonflon me paraît un correctif salubre…
Le géographe déplie ses cartes géologiques, botaniques et d’état-major. Le médiéviste déroule la toile de fond carolingienne de ces confins d’empire. Avec en arrière-plan quelques millions d’années de formation géologique et une douzaine de siècles d’aménagement des sols, le paysage-histoire devient intelligible et on peut lire comme un texte ces lourdes brumes, ces méandres encaissés d’une Meuse toujours lente et sombre, ces thalwegs, ces plateaux de résineux déclinant du jaune au roux, cette forêt hercynienne silencieuse, d’avant les oiseaux. J’ai enfin compris, découvrant du haut d’un belvédère forestier « ce petit canton de l’Europe où passe encore le souffle des solitudes barbares », ce que pouvait signifier l’expression de beauté géodésique : celle que dessinent au loin des courbes de niveau régulières et continues.
Notre but : retrouver la maison forte des Hautes Falizes (que Gracq n’avait pas encore vue lorsqu’il écrivit son roman, s’en étant remis à une simple indication d’Aragon dans Les Communistes). Objectif atteint dès le deuxième jour. Oui, elle est bien là, en bordure d’un chemin vicinal désormais asphalté, l’ultime butte témoin, mi-blockhaus en bas, mi-maison de garde-barrière en haut. C’est confirmé. Il y a bien le trou d’obus au côté droit, en face nord, les embrasures de tir au ras du sol, et à l’étage, sous un toit d’ardoise, les trois pièces en encorbellement, avec l’âtre et les restes d’une cuisine. J’escalade le grillage et viole ce petit sanctuaire abandonné. Déception. Au rez-de-chaussée, aucune trappe de tunnel dans le sol bétonné. Le boyau souterrain débouchant dans les sous-bois avoisinants, par où s’échappent l’aspirant Grange et Gourcuff, est un ajout du romancier. Ce qui est bien historique, en revanche, c’est le fait d’armes attaché à cet avant-poste, comme l’indique une plaque sur la façade : « Passant recueille-toi, ici, le 12 mai 1940, tombèrent les premiers soldats français… » La veille, venant de Belgique, les premiers blindés allemands avaient franchi la Meuse, s’inventant un passage à travers un massif jugé infranchissable par notre état-major. Là était, là est encore l’« immense forêt de petits arbres » décrite par Michelet. Notre historien poète a gambadé, enfant, au milieu de ces chênes, ces hêtres, ces bouleaux, ces mélèzes. Bonheur de contempler sa maison maternelle, toujours debout, en pierres calcaires d’un blond tendre, à Renwez, rue Jean-Baptiste-Clément.
Comme Faulkner a extrait du Mississippi son domaine à lui, le Yoknapatawpha, l’alambic d’un style a transmué le pays ardennais dans la contrée envoûtante et brumeuse du Balcon. Il a changé les toponymes, Monthermé pour Moriarmé, les Hautes Fagnes pour les Hautes Falizes, interverti les clairières, gauchi la réalité (quitte à imaginer des châtaigniers sur ces pentes, espèce inconnue et climatiquement impossible). C’est en subtilisant et sublimant la carte Michelin qu’il a pu extraire de cette masse vert sombre l’esprit-de-forêt, tout comme Le Rivage des Syrtes qui, n’étant aucun littoral en particulier, les évoque tous par distillation.
Cela présuppose l’intime connaissance des schistes et des grès cambriens, des tourbières et des cresta, des amphithéâtres et des alluvionnements en pente douce, des gaulis et des cépées. L’agrafe du paysage — le jeu de mots est de Leiris — n’est pas donnée au premier venu. « Tant de bras pour transformer le monde, et si peu d’yeux pour le contempler ! » Oui, mais que de sciences à infuser pour un seul et bon coup d’œil ! »

Extrait de Un candide à sa fenêtre de Régis Debray.

(deux photographies de la maison forte au moment du combat)

(l’état actuel. Si les auteurs des photographies, que je n’ai pas pu joindre, veulent que je les retire, il suffit de me contacter)

Dans cet extrait, Régis Debray évoque le roman Un balcon en forêt et le blockhaus où se déroule l’action. Julien Gracq s’est inspiré d’un lieu et d’un affrontement de la Second guerre mondiale pour écrire son roman. Il s’agit de la maison forte de Saint Menges dans laquelle le lieutenant Boulenger et quatre hommes de la 10ème Batterie antichar du 78ème Régiment d’artillerie (le brigadier Colette, le pointeur Guilbert et les canonniers Bellenou et le Gleut) ouvrirent le feu sur les premiers chars ennemis au débouché de la forêt, le 12 mai 1940, et résistèrent jusqu’à la mort.

« La maison forte des Hautes Falizes était un des blockhaus qu’on avait construits en pleine forêt pour interdire aux blindés l’accès aux pénétrantes descendant de l’Ardenne belge vers la ligne de la Meuse. C’était un bloc de béton assez bas, où on accédait vers l’arrière par une porte blindée et un sentier en chicane qui traversait une petite plantation de barbelés serrée contre le blockhaus à la manière d’un carré de choux. […] Le bizarre accouplement de ce mastaba de la préhistoire avec une guinguette décatie de la pire banlieue, au milieu du bric à brac de bohémiens en forêt, avait quelque chose de parfaitement improbable. »

Extrait de Un balcon en forêt de Julien Gracq.

C’est la lecture du roman d’Aragon, Les communistes, racontant la défaite française de 1940, qui apprit à Julien Gracq l’existence des maisons fortes des Ardennes. Pour Aragon, ces fausses fortifications constituaient, à juste titre, un exemple de l’impréparation française à la guerre moderne. Elles avaient été construites en 1938-1939, seulement dans les Ardennes, à l’extrémité occidentale de la ligne Maginot qui s’arrêtait près du massif boisé jugé infranchissable à cause de ses vallées encaissées, et qui était donc peu défendu. 22 maisons fortes avaient été édifiées aux points de passage obligés de la région.
En octobre 1955, il se mit en route à la recherche d’une maison forte qu’il ne trouva que beaucoup plus tard, après l’achèvement du roman, lors d’un autre voyage dans un autre secteur des Ardennes. Il prit le train à Paris pour Revin, d’où il continua à pied jusqu’aux Hauts Buttés, situés près de la frontière belge, il revint ensuite en longeant le méandre de la Meuse jusqu’à Monthermé, avant de reprendre le train pour Paris. Tout le paysage imaginaire d’Un balcon en forêt lui fut donné à voir lors de cette marche solitaire, notamment la vision de Moriarmé/Monthermé :

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« De là le regard effleurait le sommet du versant d’en face, un peu moins élevé ; on voyait les bois courir jusqu’à l’horizon, rêches et hersés comme une peau de loup, vastes comme un ciel d’orage. A ses pieds, on avait la Meuse étroite et molle, engluée sur ses fonds par la distance, et Moriarmé terrée au creux de l’énorme conque de forêts comme le fourmilion au fond de son entonnoir. La ville était faite de trois rues convexes qui suivaient le cintre du méandre et couraient étagées au-dessus de la Meuse à la manière des courbes de niveau ; entre la rue la plus basse et la rivière, un pâté de maisons avait sauté, laissant un carré vide que rayait sous le soleil oblique un stylet sec de cadran solaire : la place de l’église. Le paysage tout entier lisible, avec ses amples masses d’ombre et sa coulée de prairies nues, avait une clarté sèche et militaire, une beauté presque géodésique (…) »

Extrait de Un balcon en forêt de Julien Gracq.

Et voici comment le film de Michel Mitrani, réalisé en 1979,  a montré ce paysage et la maison forte :

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Le réalisateur a tourné les scènes de la maison forte à l’est de Sedan, sur la commune de Pouru-aux-Bois.

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